Les Grands Bancs
La création de l’International Fisherman’s Cup Race entre les goélettes de pêche de la Nouvelle-Écosse et du Massachusetts est beaucoup moins prétentieuse que l’America’s Cup, qui comprend une foule de règlements à respecter. Parmi ces règlements, le plus important est que la goélette et son capitaine doivent avoir pêché dans les Grands Bancs pour pouvoir participer.
Les bancs de pêche extracôtiers, qui s’étendent du Grand Banc à Terre-Neuve jusqu’au banc de Georges au large de Cape Cod, sont une chaîne de plateaux sous-marins qui modifient la profondeur de l’océan de 30 à 180 mètres à certains endroits. Ils sont très recherchés par diverses espèces de poisson, notamment la morue, l’aiglefin et le flétan. Au plus fort de chaque saison de pêche, on peut y voir plus de 200 goélettes de pêche, dont environ 40 viennent de Lunenburg.
International Fisherman’s Cup Race de 1921
Le 22 octobre, la première course entre le Bluenose et l’Elsie se déroule dans des conditions difficiles : des vents variant entre 23 et 35 nœuds et de la houle allant jusqu’à 3 mètres. Pendant la course, le Bluenose déploie sa voile d’étai pour accélérer. L’Elsie fait de même, mais son petit mât de hune se brise sous la pression. Le capitaine Angus Walters, dans un élan d’esprit sportif, abaisse la voile d’étai et la replie afin d’égaliser les chances. Malgré tout, le Bluenose remporte la course.
Lors de la deuxième course, qui a lieu le 24 octobre, alors que les deux goélettes s’approchent de la dernière bouée, le Bluenose est derrière l’Elsie. Grâce à une technique de matelotage brillamment exécutée, le capitaine Walters arrive à glisser le Bluenose dans le petit espace entre la bouée et l’Elsie. Après avoir presque accroché la bouée, le Bluenose prend les devants et remporte la deuxième course également et ramène la coupe en Nouvelle-Écosse.
Peu après la victoire du Bluenose, un membre de son équipage aurait supposément fait une blague à l’épouse du capitaine de l’Elsie, lui disant que l’Elsie aurait gagné si ça n’avait été de ce qu’il y avait dans l’eau ce jour-là. Elle lui a demandé de quoi il s’agissait. Et il lui a répondu : du Bluenose!
International Fisherman’s Cup Race de 1922
Moins de 24 heures avant la première course, qui a eu lieu le 21 octobre, on indique au capitaine du Henry Ford, Clayton Morrissey, que sa grand-voile est trop grande. Le lendemain, il se présente avec une grand-voile plus petite pour affronter le Bluenose. Comme les vents sont très légers, le comité de course décide de retarder le départ de 30 minutes. Les deux capitaines ne tiennent pas compte de la décision et partent. Le Henry Ford gagne la course, mais les deux goélettes sont disqualifiées pour leur faux départ. La course a été déclarée nulle, même si le capitaine du Bluenose a reconnu la victoire du Henry Ford. Le capitaine Morrissey est enragé et menace de quitter la compétition et d’aller pêcher.
Lors de la deuxième course, le 23 octobre, le Bluenose affiche un pavillon de réclamation. La veille, alors que la goélette était amarrée, la marée basse l’a fait descendre sur un rocher, ce qui a endommagé sa quille. La course se déroule sous des vents légers. Le Henry Ford remporte la victoire, mais, encore une fois, le comité juge qu’il s’agit d’une course nulle. Les deux capitaines contestent, et le comité revient sur sa décision. La victoire du Henry Ford est officielle.
Le capitaine du Henry Ford, encore convaincu qu’il a gagné la première course malgré la disqualification, reste inflexible et affirme qu’il a gagné la coupe de façon juste. Le comité n’est pas du même avis et ordonne la tenue d’une autre course. Le capitaine Morrissey menace encore de quitter la compétition. Après de longues discussions, le capitaine du Henry Ford et son équipage ont accepté de reprendre la compétition. Grâce à des vents plus forts, qui plaisent bien à l’équipage du Bluenose, ce dernier remporte les deux courses suivantes et conserve la coupe.
Par contre, le mat de hune du Henry Ford s’est brisé, et les citoyens de Gloucester sont en colère.Ils ont l’impression qu’on leur a volé la coupe. Le capitaine Walters interdit à son équipage de descendre à terre pour célébrer. Le neveu de Walters, Bert « Boodle » Demone, sort en cachette et est retrouvé mort le lendemain matin. Le Bluenose quitte Gloucester avec la coupe et son drapeau en berne.
International Fisherman’s Cup Race de 1923
Le 29 octobre, les deux majestueuses goélettes, le Bluenose et le Columbia, sont nez à nez pendant presque toute la première course. Alors qu’ils se dirigent vers le port d’Halifax, le Columbia pousse le Bluenose à l’extérieur du chenal, vers un haut-fond sableux dangereux. Non seulement cette tactique est contraire aux règlements de la course, mais aussi aux règlements de navigation maritime.
Le capitaine du Columbia, Ben Pine, doit soit céder la place au Bluenose et risquer de perdre la course ou maintenir le cap et pousser le Bluenose dans les rochers. Le capitaine du Bluenose a quant à lui trois options : ralentir pour laisser le Columbia passer devant lui (et risquer de perdre la course), diriger le Bluenose vers les rochers ou heurter le Columbia (ce qui serait aussi contraire aux règlements). Et il choisit la dernière option…! Le gui de 24 mètres du Bluenose endommage le gréement avant du Columbia ainsi qu’une draille de foc. Pendant presque deux minutes, le Bluenose tire son adversaire puis arrive à se libérer.
Le Bluenose gagne finalement la course. Il s’agit de la course la plus serrée de l’histoire de l’événement, avec à peine 80 secondes de différence entre les concurrents.
En raison des manœuvres illégales effectuées par les deux goélettes, il y a de grandes protestations. Angus Walters et Ben Pine restent silencieux, et l’issue de la course demeure : une victoire pour le Bluenose.
Lors de la deuxième course, le 1er novembre, un puissant nordet a fait en sorte que le Bluenose est passé du mauvais côté d’une bouée. Même si cela ne lui donnait aucun avantage, c’était une infraction directe à un tout nouveau règlement. Le Bluenose arrive premier. Le capitaine Angus Walters est maintenant convaincu qu’il a bien et bien mérité la coupe. Le comité de course voit les choses différemment : il disqualifie le Bluenose pour l’infraction et accorde la victoire au Columbia.
Il faut donc tenir une troisième course pour déclarer le grand gagnant. Le capitaine Walters ne veut rien savoir et revient à Lunenburg. La coupe peut bien revenir aux Américains et le Columbia peut bien naviguer seul autour des bouées! Le capitaine Ben Pine, en bon adversaire, refuse et retourne à Gloucester. Comme la série de courses est dans une impasse, le prix en argent est séparé entre les deux concurrents, et le Bluenose conserve la coupe.
International Fisherman’s Cup Race de 1931
Après avoir perdu la Lipton Cup contre le Gertrude L. Thebaud à Gloucester l’année précédente, le Bluenose veut prendre sa revanche dans le cadre de la seule série de courses qui, selon le capitaine Angus Walters, compte vraiment. La dernière édition de l’International Fisherman’s Cup Race remonte à il y a huit ans et bon nombre de personnes se demande si le Bluenose, qui a déjà bien roulé sa bosse, est encore de taille.
Le jour de la première course, soit le 17 octobre, 30 000 spectateurs se sont fébrilement rassemblés le long des côtes d’Halifax. Les vents sont tellement légers qu’aucune des deux goélettes ne finira la course dans le délai imposé de six heures. La course est annulée, malgré que le Bluenose ait une avance de six kilomètres.
Pour la deuxième course, les vents sont aussi calmes. Le Bluenose, qui performe habituellement beaucoup mieux lorsque les vents sont forts, remporte tout de même facilement la course, mais réussit à peine à le faire dans le délai de six heures. Il ne restait que six minutes et demie avant la fin du délai. Le Gertrude L. Thebaud franchit la ligne d’arrivée 32 minutes plus tard. Le Boston Post écrit d’ailleurs, sur un ton sarcastique, que peut-être le Gertrude L. Thebaud avait oublié de relever son ancre.
Pendant la troisième course, les deux goélettes sont nez à nez, mais, après s’être engagé sur le bord montant, le Bluenose montre ses vraies couleurs et fonce jusqu’à la ligne d’arrivée. Et encore une fois, il conserve la coupe.
International Fisherman’s Cup Race de 1938
L’ère des bateaux à voile est terminée depuis longtemps, mais en raison de la popularité du film des studios MGM, Capitaines courageux, mettant en vedette Spencer Tracy et sorti en 1937, la ville de Gloucester est d’avis qu’il faut organiser une dernière édition de l’International Fisherman’s Cup Race. Par contre, ce sera une série trois de cinq entre les deux goélettes les plus célèbres : le Bluenose et le Gertrude L. Thebaud. La course aura lieu à Boston et Gloucester. C’est la dernière chance pour les Américains de ravoir la coupe.
Malgré toute la controverse entourant l’événement, notamment le fait que le Bluenose ait été accusé d’avoir ajouté trop de lest, l’endroit où les courses ont eu lieu, les retards en raison des vents, le changement de capitaine sur le Gertrude L. Thebaud et bien d’autres choses banales qui sont survenues lors des courses antérieures, la première course a lieu le 9 octobre. Le départ se fait des rives de Boston. Après que le petit mât de hune du Bluenose se soit brisé, le Gertrude L. Thebaud gagne sous les clameurs de la foule, dont fait partie Greta Garbo.
La deuxième course est déclarée nulle, puisque les deux goélettes dépassent le délai imparti en raison des faibles vents. Au cours de la troisième course, le Bluenose poursuit son rival jusqu’à la victoire. La quatrième course est aussi annulée puisque les deux bateaux dépassent encore la limite de temps.
Le Bluenose gagne la cinquième course. Le Gertrude L. Thebaud remporte la sixième. Les deux goélettes sont à égalité avec deux victoires chacune. La coupe est encore à portée de main pour les deux concurrents. Le Bluenose gagne la dernière course, même si la drisse de sa voile de flèche s’est séparée juste avant la ligne d’arrivée.
Au banquet de la victoire, le prix en argent et la coupe sont absents. La coupe a mystérieusement disparu. Quelques jours plus tard, on retrouve la coupe emballée dans du papier journal, dans une maison abandonnée. On la remet enfin au capitaine du Bluenose.
Le Bluenose vogue jusqu’à la maison une dernière fois en tant que champion en titre de l’International Fisherman’s Cup Rase et justement surnommé « roi de la flottille de pêche de l’Atlantique Nord ».